A propos d’art numérique… (C.G., 2019)
Question de style
Qu’est-ce que le style d’un artiste ? Est-ce la manifestation d’une réalité essentielle de son être profond ? Est-ce l’accumulation fortuite d’habitudes prises au cours d’années de travail? Serait-il possible d’imaginer une machine qui serait capable d’imiter le style d’un artiste ? C’est cette question qui a déclenché mon intérêt pour l’art numérique dès 2003
La Machine à Peindre
C’est ma propre peinture que j’ai soumise à l’analyse pour créer mon premier programme, « La Machine à Peindre » en 2003. Cette situation de « regardeur » de mes propres travaux m’a beaucoup appris. J’ai découvert que certains éléments étaient déterminants alors que d’autres étaient accessoires, j’ai découvert qu’au fil des années j’avais acquis des habitudes, je me suis demandé pourquoi certaines œuvres me semblaient plus fortes que d’autres. J’ai enfin écrit un programme informatique qui peut créer des images qui ressemblent aux œuvres que je peux peindre. Et j’ai pu imprimer ces œuvres sur des supports matériels tels que le papier, la toile ou l’aluminium. Le principe de mon programme est d’instituer des règles précises de composition du tableau tout en laissant beaucoup de choix “au hasard” à l’ordinateur.
L’œuvre Sans Fin
Le hasard est ainsi devenu la matière même de mon travail. Pour être précis, je préfère le terme de “jeu” au terme de “hasard”, comme le jeu qui peut exister dans un assemblage mécanique. C’est ce jeu qui rend le mouvement possible.
En m’éloignant du point de vue strictement pictural, je me suis attaché à faire ressentir la présence du temps, cette « création continue d’imprévisible nouveauté » selon l’expression de Bergson. Dans les œuvres « génératives », l’image se crée en direct, les accidents surviennent de façon aléatoire et l’image évolue librement. Il se passe réellement quelque chose là, sous nos yeux. Le mouvement et le rythme sont les ingrédients de ce travail. Ce n’est plus l’image enregistrée qui constitue l’œuvre, mais son passage dans le temps. Percevoir ce temps qui passe sous forme du « toujours même et toujours différent ».
Petit à petit, les programmes que j’écris s’éloignent de ma peinture. Dans les « Lignes Sans Calcul », il n’y a plus trace de mes dessins, les formes sont le fruit du calcul mathématique. Sur l’écran, une ligne se dessine, comme une écriture. Mon regard suit la pointe extrême de la ligne et son mouvement me dit quelque chose de ma vie. L’équation mathématique donne un « style », une cohérence d’ensemble, à la ligne tandis que les paramètres aléatoires la rendent totalement imprévisible dans le détail. Cet étrange composé de structure et d’improvisation, un peu à la manière du Jazz en musique, font écho à ma propre existence.
Pourquoi numérique ?
L’ordinateur est un outil extraordinaire, sa capacité à produire du hasard de façon simple ainsi que la possibilité de créer des images qui évoluent dans le temps ouvrent des voies nouvelles. On peut également s’émerveiller sur la qualité de la lumière, des transparences et des couleurs qu’il permet. Cependant, il serait naïf de penser que l’ordinateur crée des œuvres par lui-même. Le travail se situe simplement en amont de l’image elle-même. Une autre caractéristique est la rapidité de production et l’abondance des images produites. Le rapport à l’image s’en trouve modifié. Le travail de sélection est extrêmement important. Ces choix sont particulièrement intéressants parce qu’il obligent à comprendre pourquoi certaines images retiennent mon attention alors que d’autres non.
La pratique de l’art numérique influence aussi la perception que j’ai du hasard et de son rôle dans notre expérience quotidienne.
La “matière” numérique
Les œuvres numériques gardent un caractère « virtuel » – même si mes dessins sont souvent à la base de mes programmes. On peut regretter de ne plus trouver la trace émouvante de la main de l’artiste. Pourtant, la pratique numérique n’est pas si différente des autres formes d’art : l’art naît toujours de la confrontation d’une idée avec une matière. « L’art doit naître du matériau » écrit Jean Dubuffet. La matière questionne et remet en cause l’idée immatérielle de l’artiste. L’art numérique aussi a son propre matériau : c’est le matériel informatique et l’écriture du code. Comme le sculpteur ou le peintre, l’artiste numérique rencontre des limites et trouve petit à petit la manière qui lui correspond. Il doit donner forme à son intuition dans le cadre fini de l’écran numérique et avec les moyens de son habileté à concevoir et développer du code. Et le chemin est parfois long et tortueux de l’idée initiale à l’œuvre aboutie.
Intelligence Artificielle
Le sujet est d’actualité depuis la vente du « Portrait d’Edmond Belamy » chez Christie’s en octobre 2018. L’Intelligence Artificielle a ainsi été introduite dans le monde de l’art. La machine a été capable d’ « apprendre » à partir de milliers de portraits existants ce qu’est un portrait et à partir de là de proposer des images qui ont toutes les caractéristiques d’un portrait. Mais la machine n’explicite pas ses règles et critères et ceux-ci restent inaccessibles aux humains. Cela est un peu frustrant pour l’artiste puisque c’est justement l’invention de règles indépendamment de modèles préexistants qui me semble la partie la plus intéressante de l’art numérique génératif.
C.G., 2019